Comment répondre à nos désirs d'absolu ?



Nous sommes souvent agités de violents mouvements, traversés de grands désirs : ambitions, passions, possessions, mais aussi quête du bon, du beau, du vrai... Petite exploration philosophique jusqu'aux sources de cet absolu.




Comment répondre à nos désirs d'absolu ?
"Nous avons un instinct qui nous élève et que nous ne pouvons réprimer", affirme Blaise Pascal (1623-1662) dans ses Pensées. De ce philosophe qui fut aussi mathématicien, physicien et inventeur "génial", on ne retient souvent que le célèbre "Pari de Pascal" qui tente de convaincre rationnellement tout homme de l'intérêt de croire en Dieu.

Or avant de croire au Ciel, Pascal analyse de façon très fine - et très moderne - le mystère de l'Homme. Vous vous demandez qui vous êtes et pourquoi vous sentez en vous tant d'élans inassouvis ? L'analyse pascalienne aide à lever un coin du voile.

Au-delà des déterminismes qui pèsent sur sa vie, chaque être aurait en lui un "moi authentique" à faire advenir. Loin d'être fixé par avance, ce moi authentique serait "comme un horizon vers lequel je tends, comme une destination, un mouvement permanent. Mieux, comme une vocation", explique le philosophe Jean-Louis Bischoff à propos de Pascal dans un ouvrage récent  (Penser la notion de rencontre, éd. L'Harmattan, 2017).

Des désirs infinis mais inaccessibles

"Pour Pascal, le moi authentique se fait en effet sentir comme une exigence infinie et intérieure que je ne peux d'emblée satisfaire, poursuit Jean-Claude Bischoff. Je suis en quelque sorte trop grand pour moi, trop grand pour m'atteindre moi-même. "L'homme passe infiniment l'homme", écrit Pascal : cela signifie que l'homme a beau produire, créer, être, il a beau poser des actes et des actes, rien ne l'épuise, rien ne le dit définitivement."

Cela n'éclaire-t-il pas les élans que l'on peut ressentir, notamment à l'adolescence : l'envie d'une autre vie, la soif ardente d'idéal... Grands élans qui se heurtent souvent à la grisaille du quotidien : des parents qui ne vous voient pas grandir, des amis qui n'en sont pas vraiment, des contraintes dont on ne comprend pas le sens, un monde qui parait hostile et injuste, une envie de liberté dont l'horizon ne fait que reculer...

Ce décalage, ces idées noires, le philosophe du 17ème siècle l'éprouve lui aussi : "Je ressens, nous explique Pascal, que ce qu'il y a de plus vrai, de plus beau, de plus juste en moi est aussi ce qu'il y a de plus éloigné, de plus inaccessible". Un peu désespérant, non ? Sauf que Pascal nous donne une clé : pour fuir les questionnements douloureux du moi authentique, l'homme s'étourdirait dans ce qu'il appelle le "divertissement".

Un vide comblé par une quête des plaisirs

Comment répondre à nos désirs d'absolu ?
Revenons au 21ème siècle. Aujourd'hui on parle plutôt de loisirs que de divertissement. Loisirs et plaisirs multiples mis à la portée de tous par la société de consommation permettent de s'étourdir et sans doute, comme le pensait Pascal, de fuir notre vrai moi. De combler le vide qui pourrait s'installer, d'éradiquer le silence, d'étouffer nos élans, de gommer l'invisible.

Profite, jouis, consomme, connecte-toi et cela en H24 et en 3D ! Dans un essai publié en 2000, L'Euphorie perpétuelle, le philosophe Pascal Bruckner dénonce ce "devoir de bonheur" : "J'appelle devoir de bonheur cette idéologie qui pousse à tout évaluer sous l'angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l'euphorie qui rejette dans l'opprobre ou le malaise ceux qui n'y souscrivent pas."

Epicure trahi par la société épicurienne

Surtout, le bonheur promis via ces plaisirs s'éloigne dès que nous croyons le saisir. D'abord car notre monde "épicurien" a trahi Epicure. Le philosophe de l'Antiquité recommandait certes d'atteindre le bonheur via la satisfaction de nos désirs. Mais Epicure distinguait les désirs naturels et nécessaires, qu'il est bon d'écouter, des vains désirs, (comme celui de la richesse) à écarter. Pour lui le vrai bonheur ne pouvait venir que des plaisirs facilement satisfaits par la nature et n'engendrant pas de dépendance. On en est bien loin n'est-ce pas ?

Car il y a plus grave : les plaisirs de tout ordre - consommation, sexe, loisir - n'ayant rien d'absolus, sont incapables de combler nos désirs profonds. On tente alors de compenser le  manque de qualité par la quantité. L'essence par l'abondance. Mais cette abondance ne nourrit pas nos âmes.

Le refuge de l'émotionalisme : faute d'absolu, des sensations intenses

Comment répondre à nos désirs d'absolu ?
Nos désirs d'absolu trouvent alors souvent une autre échappatoire : "L'homme contemporain se réfugie dans l'émotionalisme pour remplir le vide de son coeur, pour fuir l'ennui qui le traque", écrit Jean-Louis Bischoff dans son ouvrage sur la rencontre.

L'émotionalisme ? Ce serait selon lui une quête effrénée d'expériences propres à stimuler notre sensibilité. Sports extrêmes, transe, prise de risque, fête à outrance, défonce, vertige, folie, drogue, peur, cruauté et même violence.

Cette quête de sensations n'a rien à voir avec l'émotion véritable qui se déploie dans les sentiments et enrichit la vie relationnelle. "L'émotion authentique, pure, riche, identifiée au sentiment se reconnait au caractère suivant : même si l'on est seul au moment où on l'éprouve, on désire ardemment la partager. Autrui est virtuellement présent dans l'expérience affective que l'on savoure" (Penser la notion de rencontre, p. 30)

Prendre des risques pour se sentir vivre  ?

A l'adolescence, la prise de risque est aussi une façon d'échapper à l'emprise de ses parents et d'explorer les nouveaux territoires du monde adulte. L'envie d'être libre, de vivre intensément, de laisser libre cours aux pulsions sexuelles qui s'éveillent, peut se mêler au grand désir de changer le monde ou de le marquer d'un coup d'éclat...

Les fugues, les tentatives de suicide, les entreprises de radicalisation ou les actes violents participent de cette envie de vivre intensément... au risque d'y trouver la mort. Alors qu'il y a moyen d'étancher cette soif d'aventure dans la découverte du monde, de sa beauté, sa culture, et de chercher l'absolu dans l'insondable mystère de la rencontre de l'autre.

La rencontre amoureuse : un absolu ?

Dès lors, la relation amoureuse n'est-elle pas LA réponse à notre grand besoin d'absolu ? Dans son Discours sur les passions de l'amour, le grand Pascal pose lui-même la question. Mais là encore, sa réponse est négative. "Car le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable".

Surtout, que cherche-t-on dans une relation amoureuse intense ? L'épanouissement de l'être aimé ou le simple fait d'être amoureux ? L'oubli de soi ou la compensation de ses frustrations ? Veut-on vivre un amour paisible et durable ou simplement se rassurer sur ses capacités à séduire et à conquérir ? 

Il faut bien convenir que l'amour humain n'est jamais totalement dénué d'égoïsme ni complètement pur. Nous voulons aimer, oui, mais nous aimons en fait bien imparfaitement. Alors, même si la passion amoureuse nous fait éprouver des  éclairs de félicité absolue, elle n'étanche pas notre soif d'éternité.

L'altruisme et la compassion : un amour qui élève

Cet amour-là est sans doute plus pur, plus désintéressé. L'amour des autres en général (ce qu'on appelle altruisme) est aussi un moteur pour tous ceux qui veulent construire une société plus juste, faire avancer la science, s'engager pour des causes associatives ou humanitaires. D'une certaine façon, l'être humain se trouve en se donnant aux autres ce qui souligne combien l'Homme est fait par et pour la relation.

Est-ce un idéal inaccessible ? Dans cette vidéo, la journaliste Frédérique Bedos raconte ici l'histoire d'une famille formidable, celle de ses parents adoptifs...


A la découverte de votre zone spirituelle

L'amour des autres et la compassion nous conduisent sur la route des spiritualités et des religions qui toutes invitent à vivre ces valeurs. Ainsi pour le bouddhisme, la compassion - qui consiste à désirer de tout coeur le bien-être et le bonheur de l'autre - est un des piliers de la sagesse. Les religions monothéistes, elles, révèlent un Dieu d'amour et de miséricorde.

Vous ne croyez pas en Dieu, vous êtes sans religion ? Cela ne vous empêche pas d'explorer cet espace en friche qu'est votre âme, le lieu de votre vie spirituelle. "La spiritualité, c'est simplement la partie la plus élevée de notre vie psychique, celle où nous sommes confrontés à l'absolu et à ce qui nous dépasse", dit  le psychiatre Christophe André, dans son best-seller "Méditer jour après jour" qui enseigne la méditation laïque de pleine conscience.

Là jaillit la source de vos grands désirs, là rayonne une attirance vers le divin, le désir d'une rencontre intérieure, personnelle, d'une plénitude de vie. Ce désir-là peut être perçu dès l'enfance au fond de soi. Ou bien se manifester plus tard au cours d'une expérience spirituelle forte.

Simone Weil : une jeune philosophe transpercée par le malheur des autres

Comment répondre à nos désirs d'absolu ?
Certains passent ainsi mystérieusement de l'expérience de l'amour des autres à une rencontre plus spirituelle. C'est le cas de Simone Weil, née à Paris en 1909, dans une famille juive totalement agnostique. Eprise de vérité, elle étudie la philosophie, entre à Normale Sup à 19 ans, est agrégée de philo à 22 ans et se met à enseigner.

La jeune philosophe éprouve un vif sentiment de compassion envers les pauvres, les travailleurs, les déshérités. En 1934, elle abandonne son poste de professeur pour se faire ouvrière. "Etant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme", écrit-elle. Dès lors elle est militante syndicaliste, participe à des mouvements de grève, partage son salaire avec les chômeurs. Mais sans cesser de lire et de chercher la vérité dans la philosophie, les religions antiques mais aussi asiatiques ou judéo-chrétienne.

Autour de 1938, elle vit une "illumination" intérieure qui lui dévoile dans le christianisme la vérité qu'elle a cherchée. "Dans mes raisonnements sur l'insolubilité du problème de Dieu, je n'avais pas prévu la possibilité de cela, d'un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu." écrit-elle dans sa correspondance (publiée dans l'ouvrage Attente Dieu).

Elle se sent "prise" par le Dieu des chrétiens, Jésus-Christ. Comment ? "Dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens ni l'imagination n'ont eu aucune part, dit-elle. j'ai seulement senti à travers la souffrance la présence d'un amour analogue à celui qu'on lit dans le sourire d'un être aimé".

Du danger d'un dieu tyran, vérité absolue que l'on veut asséner

Dès lors, Simone Weil redouble dans le don d'elle-même. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle refuse de rester réfugier à New York où l'ont emmenée ses parents et part servir la Résistance à Londres. Les privations, les jeûnes, le travail physique et intellectuel ont raison de sa santé fragile. Elle brûle ainsi ses dernières forces et s'éteint en 1943 à 34 ans dans jamais avoir reçu "officiellement" le baptême chrétien.

Si certains trouvent ainsi dans la foi en dieu leur vérité absolue, encore faut-il se demander de quel dieu il s'agit. Ne peut-on, au nom de Dieu et de sa vérité, perpétrer bien des crimes et bâtir, au nom de cet absolu, les plus terribles totalitarismes ? La laïcité moderne, qui veut faire coexister dans le dialogue toutes les traditions religieuses est peut-être le meilleur rempart contre ces dérives.
 
"La grandeur de Dieu, c'est de s'être fait enfant"

D'autant que les croyants eux-mêmes ont sans cesse à lutter contre la tentation de projeter sur Dieu leurs fantasmes de puissance. Laissons parler à ce sujet en conclusion Martin Steffens, philosophe contemporain aussi spécialiste de Simone Weil : "Généralement, on se trompe sur la puissance de Dieu, écrit-il dans son Petit Traité de la joie : on la voit comme une contrainte qu'il exerce. Dieu pervers qui enlève soudain le bienfait dont on jouissait. Dieu tyran qui tire les ficelles de ce monde. Or, il n'y a de puissance véritable que d'y renoncer. La grandeur de dieu, c'est de s'être fait enfant, pauvre, mendiant"...

Juste se laisser aimer

Pour se mettre au diapason de cet absolu-là, le chemin serait donc plus simple qu'il n'y paraît, indique Martin Steffens : "Il ne s'agit que de se laisser aimer par Dieu et de sentir, auprès d'autrui, à quel point lui-même est aimé, sinon de moi (c'est si difficile) mais de dieu, toujours. Poser sur lui comme sur moi ce regard pur de toute peur. S'employer à cela chaque jour est suffisant. Mais Dieu ne contraint pas, même au bonheur.

Il attend, dans l'espoir que chaque être, selon son ordre, donne tout son fruit."

Des livres pour aller plus loin

N'hésitez pas à vous procurer les ouvrages cités dans cet article :

- Penser la notion de rencontre, de Jean-Louis Bischoff, Ed. L'Harmattan
- L'Euphorie perpétuelle, de Pascal Bruckner, Ed. Poche
- Méditer jour après jour, 25 leçons pour vivre en pleine conscience de Christophe André, Ed. L'iconoclaste
- Attente de Dieu, de Simone Weil, Ed. Fayard
- Petit Traité de la joie, Consentir à la vie, de Martin Steffens, Ed. Salvator


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