Pierre-Gilles de Gennes : le chercheur qui parlait aux jeunes


Pierre-Gilles de Gennes n'était pas un chercheur tout à fait comme les autres. Prix Nobel de Physique en 1991, il s'était lancé dans un tour de France de 18 mois à la rencontre de milliers de lycéens. Pour partager sa passion de la science et expliquer qu'un chercheur n'est "ni un prophète, ni un savant Cosinus, mais plutôt un explorateur".




Qui connaissait Pierre-Gilles de Gennes en 1991, lorsque les éminents savants de Stockholm lui attribuèrent le prix Nobel de physique ? Peu de Français en dehors du microcosme scientifique, et encore moins de jeunes. Le chercheur est récompensé pour ses travaux sur "les milieux condensés". Agrégé de physique, docteur ès sciences, il dirige depuis 1976 l'Ecole de physique chimie industrielle de la Ville de Paris, une "petite grande école" aime-t-il dire.
Or le scientifique devient en quelques mois le chouchou du grand public, et surtout des jeunes. C'est qu'il se lance, non dans une série de conférences de haut vol, mais dans une tournée de 150 lycées. Sa popularité toute neuve, il veut la mettre au service des jeunes et de la science. Pour faire connaître, aimer, découvrir, partager ses joies de chercheur et casser pas mal d'a-priori.

Un génial touche-à-tout qui savait rendre les autres intelligents

J'ai eu la chance d'assister à l'époque à une rencontre du même acabit, organisée pour des collégiens par le magazine OKAPI (pour lequel je travaillais alors), au mythique Palais de la Découverte. Première leçon, la "matière molle", celle qui lui a valu le prix Nobel. Plutôt que de partir dans une série d'équations, Pierre-Gilles de Gennes entraîne ses auditeurs 5000 ans en arrière, en Amérique du Sud, à l'époque où les Indiens découvrent qu'en badigeonnant leurs pieds avec la sève blanchâtre d'un arbre, l'hévéa, ils peuvent se faire des bottes rigides quand le liquide se solidifie. Au milieu du 19 ème siècle, Charles Goodyear arrive à son tour à utiliser le caoutchouc. Comment ? "Le latex des hévéas, explique le prix Nobel, contient des molécules à longue chaîne que l'on peut imaginer comme des spaghettis dans du bouillon. Très molles et très flexibles. Si l'on en prend une, on peut aisément l'aspirer et la gober. Mais si on les attache les unes aux autres par un point de colle, ce n'est plus possible, l'ensemble résiste : on est passé d'un solide à un liquide".
Voilà comme Pierre-Gilles de Gennes avait l'art d'expliquer les choses. Avec beaucoup d'images, d'exemples tirés de la vie courante, et un sens inné de la pédagogie, il savait rendre simple ce qui ne l'était pas et donner aux autres l'impression qu'ils devenaient de plus en plus intelligents. Sans compter que sa "matière molle" avait permis la mise au point du principe de la Super-glue, et ses premières recherches sur les cristaux liquides, les fameux écrans...

Il disait : la mathématisation fait de nos futurs ingénieurs des hémiplégiques !

La science, pour lui, était tout sauf de l'abstrait. La première école devait être celle de l'observation. Bulles de savon, encre de Chine, gouttes d'eau à la surface d'un plastique... menaient avec lui au questionnement scientifique.
"Dans l'enseignement, expliquait-il, nous sommes souvent conduits à présenter les phénomènes de la physique et de la chimie en proposant des lois, des doctrines, des règles. C'est nécessaire parce qu'elles permettent de rassembler beaucoup de connaissances dans un petit nombre d'énoncés. Mais il faut cependant savoir garder sa liberté, sa distance, et, à certains moments, se poser à nouveau des questions. Se dire : 'Ce produit que j'ai obtenu, ce phénomène que j'ai observé, paraît non conforme à ce que nous avons appris. Est-il le fruit d'une banale erreur d'expérience et avons-nous raison de l'éliminer, ou bien devons-nous l'examiner autrement pour comprendre un aspect nouveau ?'"
Pierre-Gilles de Gennes voulait engager les jeunes à voir la science "non pas d'en haut, comme une vaste tapisserie, mais d'en bas, au niveau du petit point". Du coup, il plaidait pour un enseignement plus pragmatique, plus manuel, permettant de manipuler et d'observer. "Un élément important de la formation à 15 ans consiste à travailler dans un garage, pour y apprendre la mécanique, mais aussi les rapports humains", n'avait-il pas eu peur d'écrire. Quant à la sélection pratiquée (jusqu'à aujourd'hui encore) pour l'accès aux carrières scientifiques, il tentait de secouer le système avec des formules chocs : "Un folklore ancien voudrait nous faire croire que les métiers de la recherche s'adresseraient à une population très étroite, très douée mathématiquement, et à un type psychologique unique. Rien n'est plus faux. (...) La science moderne n'est pas la propriété des enfants prodiges".
Et aussi : "La pente de la mathématisation fait de nos diplômés, de nos futurs ingénieurs, des hémiplégiques. je trouve scandaleux, que, sous prétexte d'avoir réussi un concours à vingt ans, l'on ait des droits à vie sur la société ! D'autres jeunes qui n'ont pas eu la chance d'obtenir ce passeport pour des raisons sociales ou parce qu'ils n'entraient pas dans le moule mathématique se trouvent de ce fait relégués dans des filières plus ternes."
ou encore : "Nos enfants auront besoin de capacités scientifiques et techniques pour survivre même s'ils n'en font pas leur métiers. Les écarter ou les décourager dela culture scientifique est objectivement criminel".

L'honneur du scientifique : oser, explorer, et reconnaître ses erreurs

Passionné, Pierre-Gille de Gennes l'aura été jusqu'au bout. Après son prix Nobel, il avait renouvelé une grande partie de l'enseignement de l'école de Physique Chimie de Paris, non sans mal disait-il, et fait une petite révolution en y introduisant l'étude d'une troisième matière... la biologie. Puis à 70 ans, il était entré l'Institut Curie changeant totalement de domaine pour se consacrer à des recherches biologiques sur l'odorat et la mémoire.
Une vraie leçon de liberté et aussi d'humilité. "Le vrai point d'honneur, expliquait-il aux lycéens à propos de son métier, n'est pas d'être toujours dans le vrai. Il est d'oser, de proposer des idées neuves, et ensuite de les vérifier. Il est aussi, bien sûr, de savoir reconnaître publiquement ses erreurs". "L'honneur du scientifique est absolument à l'opposé de l'honneur de Don Diègue : quand on a commis une erreur, il faut accepter de perdre la face".

Mercredi 22 Octobre 2008

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