Quelle identité sans l'autre ?


Peut-on être soi sans l'autre ? C'est quoi, l'identité ? Et "l'autre", c'est qui ? Si la question de l’identité traverse depuis toujours la pensée philosophique, la mondialisation et les migrations la rendent plus cruciale. Plus que jamais, je ne peux ignorer l'autre ni faire l'économie de la rencontre pour répondre au fameux "qui suis-je". C'est une des conclusions des débats consacrés par les Conversations essentielles à la question en 2007. Digest d'une réflexion collective à l'actualité toujours brûlante.



Un enjeu personnel, mais aussi collectif et social

Pour rencontrer l’autre, il faut être soi. Quand on ne sait pas soi-même "qui on est", celui qui est un peu différent peut être rapidement considéré comme un adversaire. Par sa différence, il risque de bousculer le peu d'identité que nous nous connaissons. Et ce qui est vrai pour les individus l'est aussi pour les structures collectives. Faute de savoir répondre au "qui sommes-nous", on se retrouve exclusivement entre semblables. A terme, cela peut aboutir au tribalisme, facteur de grande violence. Car l’absence de rencontre et de dialogue coupe de l’autre, empêchant tout enrichissement de sa propre identité, et détruisant le lien social. La question de l'identité va donc bien plus loin que la simple quête personnelle, elle est aussi collective et sociale.
Mais il faut reconnaître qu'il est sans doute plus complexe aujourd'hui de construire son identité.

Une ambivalence : le besoin de se contruire une identité, et celui de s'en libérer

Si la question de l’identité est problématique et ambivalente, c’est parce que tout individu a en lui deux besoins contradictoires : le besoin de se construire une identité, et celui de s’en libérer. Il doit trouver ses racines, puis se déraciner s’il veut accéder à l’universel. Simone Veil faisait déjà acte de cette ambivalence, et concluait : "C’est le devoir de chaque homme de se déraciner, mais c’est un crime de déraciner l’autre".
D'autre part, L’identité est un processus dynamique, ce n’est pas un socle stable et figé. Que ce soit à l’échelle individuelle ou nationale, une identité ne cesse jamais de se construire, elle est une évolution dans le temps. Il faut donc faire attention aux discours qui portent le message d’une identité fixe et intouchable.


L’identité individuelle aujourd’hui difficile à construire

D'autres difficultés se présentent. Le discours social ambiant résume la construction d’une identité à l’addition de statuts : statut professionnel, familial etc. Or ce modèle est de plus en plus difficile à tenir dans la société actuelle où l'on observe une destructuration des statuts : la famille a évolué, les couples recomposés et les célibataires sont nombreux ; de même, la vie professionnelle a été bouleversée, une personne étant aujourd’hui conduite à connaître plusieurs étapes, plusieurs professions, et parfois le chômage de longue durée. Le fonctionnement de la société ne nous permet plus d’être "casés" aussi facilement qu’avant… Néanmoins, les anciennes grilles de lecture persistent, d’où le décalage et le malaise ressentis. Car à certains, le discours social ne donne que peu d’identité : un chômeur, une femme de 30 ans sans compagnon et sans enfants, un SDF sont autant de profils d’individus susceptibles de ressentir ce désarroi.


L'être humain lui-même ne sait plus très bien qui il est

L’image de la "nature humaine" elle-même a beaucoup souffert au cours du dernier siècle, il n’est donc pas étonnant que nous ayons des problèmes d’identité. Les derniers repères historiques de nos sociétés sont les deux guerres mondiales, la chute du mur de Berlin, le 11-septembre... Violence, génocides, faillite des croyances et des idéologies. L’histoire du XXè siècle, où tout s’est accéléré, a accentué cette perte des repères. L'Homme lui-même ne sait plus très bien qui il est !
Il est intéressant de constater que l’Homme a cessé d’être au cœur des représentations artistiques, c’est un indicateur fort. Avant, l’Art servait souvent une image de l’homme et de l’humanité… Les toiles de David ou de Michel-Ange ont permis aux hommes de se "sentir grands". Aujourd’hui, l’Art ne procure plus ce sentiment.
Les médias contribuent à leur façon à cette perte de repères. La société se regarde en effet à travers leur prisme, or le monde qu’ils nous présentent n’est pas le reflet de la réalité. Les artistes ne pourraient-ils pas mieux traduire la réalité du monde ?

La construction de l'identité particulièrement difficile pour les 18-30 ans

Les jeunes s’identifient, ou du moins se positionnent par rapport à ce qui les précède. Or la perte des repères s'accompagne (ou provient ?) d'une crise de la transmission qui touche la société tout entière.
De leur côté, les 20-30 ans ne veulent plus recevoir de leçons de vie dogmatiques, écouter les conseils du type "fais comme ça puisque je te le dis". Ils sont aujourd’hui plus sensibles aux actes : c’est par le comportement et l’attitude des adultes qu’ils sont prêts à apprendre, car ils sont en quête de "modèles". Aux plus âgés d'enseigner par l’exemple pour aider à retrouver les repères essentiels : la légitimité de ce qui nous fait humain, et que malheureusement, le discours social n’identifie plus.

Tribus urbaines, communautarisme : des repères de substitution ?

Face au manque de repères et à la crise des structures traditionnellement porteuses de lien social (la famille, les syndicats, la culture paysanne), les individus créent des repères de substitutions.
Ainsi le phénomène des "tribus urbaines" qui peut toutefois se révéler un mode d’intégration dangereux. L’esprit tribal véhicule en effet un dogmatisme important, un mode de formatage et d’injonction puissant. De ce fait, la tribu rend l’individu vulnérable. S’il ne correspond pas/plus aux critères du groupe, son rejet peut être brutal. Parce que l’individu a un fort besoin d’affiliation, il peut, dans le cadre de la tribu, être conduit à sacrifier certains pans de sa personnalité pour obtenir la reconnaissance de sa tribu.
b[Le communautarisme est une autre forme d’identité de substitution
. C’est un phénomène récent. Si le Paris Haussmanien permettait la mixité sociale au sein d’un même immeuble, aujourd’hui c’est la ségrégation urbaine et scolaire qui est de mise. On a "zoné" le territoire, et le communautarisme est aussi fort dans le 16è que dans le 93, où les jeunes sont stigmatisés pour leur "langage banlieue".

La relation à l'autre, essentielle à la construction de notre identité

Si l'affirmation des identités paraît donc légitime, le dialogue, l'ouverture, la rencontre entre groupes et entre individus est encore plus nécessaire qu'autrefois pour humaniser les relations.
Il y a une part de l’Autre dans la construction de l’identité, "la première fois ou j’ai dit JE, c’est quand on m’a dit TU", a résumé Jean-Marie Petitclerc, lors des Conversations essentielles de 2007 (1). L’identité doit toujours être reconnue, "validée" par le regard de l’autre, l’essentiel étant toujours la relation. Il y a de ce fait, dans la société actuelle une dramatique de l’exclusion, qu’il faut combattre. Le regard, l’attention, la compassion, et la gentillesse envers l’autre sont des valeurs indispensables pour construire un lien social et pour conforter chacun dans son identité de personne humaine et digne. La problématique des Français issus de l’immigration peut se comprendre comme étant la résultante d’un déficit de reconnaissance de leur identité par autrui (ils ne se sentent pas reconnus comme Français par les Français "de souche"). Cette logique de l’altérité se retrouve bien sûr dans la construction des identités nationales, un pays "validant" son identité dans le regard des autres pays.


(1) Cet article est issu du débat mené par les Conversations essentielles 2007 à Paris entre divers invités : Jean-Claude Guillebaud, journaliste et essayiste, Salomé Zourabichvili, diplomate en Géorgie, Michel Albert , de l'Académie des sciences morales et politiques, Christophe André, psychiatre, Jean-François Chantaraud, fondateur de l'Organisation du dialogue et de l'intelligence sociale dans la société et l'entreprise, Jean-Pierre Lebrun, philosophe, Denis Pérus, artiste peintre, Jean-Marie Petitclerc, prêtre salésien, éducateur, membre du Conseil national des villes), et Monette Vacquin, psychanalyste. www.conversationsessentielles.com

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