Précoces et hypersensibles ? Faites-en une force


La précocité n'est pas seulement intellectuelle. L'adolescent "précoce" a une sensibilité accrue et un regard aiguisé sur le monde et les autres. Il ressent tout avec intensité, ce qui le fragilise dans ses relations aux autres. Alors, comment organiser ce chaos émotionnel et en faire une force ?



"Parfois, je ressens ce que j’appelle "des orgasmes de l'âme", témoigne Maud. En fait, j'accueille les sensations. Je ne fais rien de particulier. Je sais simplement que j'existe. Un courant électrique se balade, appuie là où cela lui chante, rend sensible les parties de mon corps qu'il veut réveiller. Je laisse entrer la vie."

Comme d'autres jeunes, Maud est considérée comme "précoce". Selon les travaux de la psychologue Jeanne Siaud-Facchin, la personne précoce est avant tout quelqu'un qui entretient un lien intime avec l'existence. Elle a une manière particulière d’entrer en contact avec le monde. Elle sait qu’elle existe et la vie est pour elle une chose à prendre très au sérieux. Ce qui lui procure d’intenses sensations.

La personne précoce n’est pas "une grosse tête intelligente"

Contrairement à l’idée reçue, une personne précoce n’est pas d'abord un être naturellement doué, ayant plus de facilités que les autres pour réussir dans la vie et dans les apprentissages. En réalité, la personne précoce est avant tout hypersensible et hyper-réceptive au monde qui l’entoure. Par ailleurs, 50% des adolescents précoces sont considérés comme de "mauvais élèves", et 30% sont en situation d’échec scolaire.
 
"L'école ne me procure pas les sentiments forts que j'attends,
au contraire, elle m'éteint"

"A l’école, je me sens oppressé. Les cours sont trop formels et froids. J’ai besoin de concret, de plus de sens. L’école est censée m'apprendre la vie, les apprentissages doivent me passionner. Mais l’école ne me procure pas les sentiments forts que j’attends. Au contraire, elle m’éteint", raconte Anthony, 16 ans.

Comme la personne précoce pense et ressent

- Ses pensées sont construite en “arborescence”
 ​c'est-à-dire qu’elles se déploient sur plusieurs axes à grande vitesse. Les personnes précoces emmagasinent toutes les informations et les sensations qui les entourent. Elles ne cherchent pas les réponses, mais envisagent  une ribambelle d’autres questions dont elles analysent alors toutes les facettes.

- La personne précoce est hyperesthésique​. L'hyperesthésie est une sensibilité exacerbée des sens qui fait ressentir les stimuli extérieurs plus fortement : les bruits, les odeurs, les contacts tactiles, parfois la lumière… La personne hyperesthésique peut être littéralement agressée par ces perceptions trop intenses. 

- La personne précoce est synesthèthe​. Un synesthète associe involontairement et spontanément des perceptions qui ne devraient pas être liées. Les lettres sont associées à des couleurs, comme les sons, les mots, les jours de la semaine... C’est une forme d’hypersensibilité.

Du mal à se plier à des règles dont on ne voit pas le sens

Un jeune précoce rencontre souvent des difficultés à l’école car il n’a pas les mêmes besoins et attentes que les autres. Par exemple, il ne comprend pas les règles instaurées par l’école et remet sans cesse les choses en question car il refuse de se voir enfermé.

Dans son livre "L'intelligence réconciliée", Arielle Adda remarque que l’élève précoce "donne souvent l’impression d’être rebelle aux conventions. En réalité, son besoin de sens l’empêche d’entrer dans un processus imposé. Il aimerait pouvoir inventer ses propres règles car tout prendrait sens. Il ne peut se plier à des règles dont il ignore l’origine, la raison ou l’histoire : ce serait devenir un pion manipulé ou un robot télécommandé."


Le besoin de liberté va de pair avec la créativité

La personne précoce attend de l'école un espace de liberté où elle pourrait exprimer pleinement sa singularité. Malheureusement l’école le lui permet rarement, et l'adolescent contient donc sa différence. Il peut se sentir alors atteint dans son identité profonde.

"Je rêve d’une école où l'on pourrait s’exprimer, faire des exposés sur tous les sujets que l'on veut, proposer nous-même de faire venir des intervenants, des scientifiques… Une école où l’art aurait vraiment sa place aussi. Ce serait beaucoup plus simple pour moi si on nous donnait un peu de cette liberté", témoigne Maud.
 
La rigidité lui fait violence

La rigidité fait violence à l’adolescent car son hypersensibilité entraîne une grande créativité. De nature passionnée, il ou elle ne peut pas se contenter du quotidien souvent tiède. Il est fréquemment attiré par les champs artistiques et lorsqu'il danse, joue de la musique ou bien écrit... il ne le fait pas pour se distraire, mais pour exister.

"Pour moi, l’écriture est liée à ma personne profonde. Je ne fais pas de distinction entre un style romantique, réaliste, ironique et une personnalité romantique, réaliste, ironique... Le fait que mon écriture regorge d'images et de métaphores est en lien avec ma façon de penser. Ma façon de penser est liée à ma façon de ressentir : je pense en images, en associations d'idées, en sensations…", témoigne Maud dont la passion est l'écriture.

Pouvoir inventer son activité

Nombre de personnes précoces se tournent vers le milieu artistique. Ce n’est pas étonnant car c’est dans la liberté et la passion qu'elles déploient le plus leurs capacités et leurs inventions. Sans forcément devoir s’intégrer à un système ultra normé, elles trouvent plus facilement leur place dans une voie artistique. Et ont la souplesse d’esprit et la maturité nécessaire pour suivre un parcours qui n’est pas balisé.

"Cela ne me dérange pas d’apprendre en autodidacte, raconte Maud. Depuis le collège, je savais déjà ce que je voulais faire dans la vie. Je voulais être écrivain et j’ai publié mon premier livre à 14 ans. Même si je me retrouve entourée de gens beaucoup plus vieux que moi lorsque je monte mes propres conférences et expositions en lien avec mes livres, je me sens véritablement à ma place et je ne regrette pas d’avoir quitté un système scolaire qui ne correspondait pas à ma personnalité".

"Mon choix est peut-être risqué pour certaines personnes à qui l’incertitude du quotidien fait peur, mais moi il me rend euphorique en même temps qu’il donne une place à ma précocité dans la société", explique-t-elle.

Un affect souvent envahissant

La personne précoce pense beaucoup plus avec son coeur qu’avec sa tête, c’est ce qui fait son caractère passionné mais aussi son fort attachement aux autres.

"Ma mère me dit que j’ai tendance à m’attacher aux gens bien trop vite. Je ne me méfie pas, je manque de discernement. Trois discussions, un éclat de rire et je les considère comme des amis chers. Et quand je m'attache, je ne fais pas semblant. J’admire et estime énormément. Je me confie entièrement. Du coup, lorsqu'il m’apparaît qu'ils n’étaient pas aussi attachés à moi que je l’étais à eux, je me sens trahie et abusée", écrit Tiana, 18 ans, dans son livre "Je suis un zèbre".

Chaque remarque, chaque jugement fait croire au précoce qu’il ne vaut rien et qu’on ne l'aime pas. Il croit même que c’est de sa faute si les autres se détournent de lui. Son trop plein de sensibilité est associé à un manque de confiance en lui.
 
Il se trouve imparfait et pense qu'on ne l'aime pas

Il a un esprit critique développé, surtout envers lui-même. Il voit ses défauts avant de voir ses qualités et ses réussites, ce qui lui donne une image négative de lui-même. Partant de ce constat, il n'est pas content de ce qu'il est et en conclut que tout le monde le trouve imparfait, donc qu'on ne l'aime pas.

Sensible et émotif, l'adolescent précoce a besoin d’amour. Il vit mal les déceptions dans ses relations amicales et amoureuses, car elles sont vitales pour lui. Son affectivité est mal comprise et malmenée. On le trouve excessif ou immature. 

Une capacité d'empathie : branché aux émotions des autres

Si les précoces s’attachent si vite aux gens, c’est qu’ils éprouvent les sentiments des autres comme s’il s’agissait des leurs. Ils se sentent “connectés” aux autres. Du coup, ils sont souvent envahis par tout un tas de sensations, d’impressions et d’émotions qui ne leur appartiennent pas. La souffrance des autres devient aussi la leur, ce qui les fragilise.

"Quand je regardais les informations à la télévision, j’étais prise de nausée. J’étais incapable de ne pas m’identifier à toutes les horreurs que je voyais. La souffrance des enfants, des adultes ou des animaux devenait ma propre souffrance. D’ailleurs, je pleure très facilement", témoigne Jeanne, 18 ans.

Etre branché sans cesse aux émotions des autres peut vite devenir éprouvant et certains peuvent pleurer de tristesse ou de colère pour évacuer ces émotions subies. Ce sentiment de ne pas supporter la violence et la souffrance rend la personne précoce sensible aux injustices dans le monde. Elle cherche la bonté chez les autres, est sans cesse en quête de vérité, de sens.

Une quête de vérité parfois encombrante

Cependant, cette quête de vérité peut mettre mal à l’aise certains adultes qui se sentent remis en question par ce regard aiguisé. "Certains professeurs me détestaient. Ils se sentaient dévisagés. Je pense que je voyais facilement leur véritable personnalité et que cela les gênait", se souvient Maud

Le précoce analyse les autres sans s’en rendre compte. L’authenticité est une évidence pour lui. Maud avoue ne pas supporter le mensonge et l’hypocrisie. Elle ne comprend pas les gens qui ne vivent pas en accord avec eux-même. “Parfois j’ai envie de pousser les autres dans leurs retranchements, pour qu’ils montrent vraiment qui ils sont “ dit-elle

Une capacité d'analyse à double tranchant :La personne précoce peut s'en servir pour repérer les personnes de confiance. Mais elle peut aussi se perdre dans sa quête d’absolu et de perfection, dans sa recherche d’authenticité. 

“Je veux me sentir au plus près de leur singularité, raconte Maud. Je recherche le vrai, en ce qui concerne ma place dans le monde et mes relations humaines. J’ai même du mal à placer les autres dans une case : “ami”, “amour”, “connaissance” tellement je cherche le vrai et prend en compte toutes les nuances possibles et inimaginables. Il m’est très difficile de réduire les choses et de les définir, parce que je les considère dans toute leur complexité.”  

Un don pour se connaître soi-même

 Si toutes ces particularités sont sources de fragilité, elles présentent aussi de grandes richesses. L’hypersensibilité est en effet une hyper-conscience des choses. Ainsi, la personne précoce a un don tout particulier d'introspection pour s’auto-analyser. Se connaissant bien elle-même, elle sait ainsi plus facilement quelle voie emprunter.

“ Je me suis toujours analysée. Pour moi, l’épanouissement personnel est quelque chose de très important pour être heureux dans la vie. J’ai l’impression que les autres y voit moins d’intérêt que moi, peut-être qu’ils ne sont pas habitués à se psychanalyser comme je le fais” témoigne Alicia, 24 ans.

Il est vrai que pour se sentir bien, et être soi-même, la capacité d’analyse et la lucidité sont de grands atouts. De ce point de vue, les sensations que les précoces éprouvent ne sont pas qu’un fardeau, ils sont aussi des précieux indicateurs sur eux-mêmes.

“Je connais mes fragilités et mes forces, je me vois telle que je suis et cela m’aide à savoir ce qui est fait pour moi et ce qui ne l’est pas. J’apprends à m’aimer", dit Alicia.

Une soif de vivre intensément

Autre atout, la philosophie singulière du précoce lui permet d’apprécier la vie. Le regard qu’il porte sur le monde est profond. La personne précoce perçoit ses complexités autant que ses beautés. Elle vit intensément et a souvent de grandes aspirations.

“La vie ne sert à rien si ce n’est pas pour être soi-même et être avec les autres ! Simplement manger, boire et dormir, c’est mourir ! On peut donner de la valeur à ses réflexions et ses sentiments en les développant et en construisant quelque chose. Comme si l’on donnait vie, à chaque instant, pour vibrer avec les autres et le monde", témoigne Maud.
 
"J'ai compris que mon hypersensibilité m'apporte des joies immenses"

Son hypersensibilité fait du précoce sa grande force vitale. La personne précoce bouillonne et est pleine de ressources. Jeanne raconte que même dans les moments de tristesse, son hypersensibilité l’aidait à remonter la pente. Elle trouvait toujours de la joie quelque part. Puis, elle se sentait euphorique.

“J’ai compris avec le temps que mon hypersensibilité m’apportait des joies immenses ! Etre face à un coucher de soleil rougeoyant, lire un poème, une personne qui me dit “bonjour” dans la rue… Je me réjouissais intensément d’un rien“ dit Jeanne.

Vivre sa précocité au quotidien avec les autres ?

Il n’est pas évident de vivre avec une différence dans un monde fait de normes. Comment les précoces peuvent composer avec leurs forces et leurs fragilités et s’intégrer dans la société ?
Nombres d’adolescents précoces souffrent d’être marginalisés. Cela peut même déclencher une phobie scolaire comme le raconte Tiana dans son livre "Je suis un zèbre" :

“Quand je regarde les jeunes de mon âge dans la cour du collège, je me dis que j'ai un problème. Ils sont tous là, à rire et à plaisanter, comme si de rien n'était. Ils sont simplement bien. Ils profitent du moment présent. Du prof absent, du soleil cet après-midi, de l'autorisation des parents de rentrer tard à la soirée de l'un, du nouveau petit ami d'une autre. C'est si naturel, si normal. Je me demande pourquoi moi, je n'en suis pas capable. (...)"

"Pourquoi toujours cette barrière?, poursuit-elle. Pourquoi ne puis-je jamais être avec eux ? Tantôt je suis l'actrice et eux les spectateurs et tantôt c'est l'inverse ? Il y a toujours cette barrière invisible qui me sépare d'eux. Quelle est cette barrière ? Ils sont d'un côté et moi de l'autre, j'ai beau tout faire, je ne la franchis jamais. Il m'a fallu des années pour comprendre. Cette barrière, c'est la normalité."

Le courage de grandir : une école où l'on ne coupe aucun élan

Des écoles adaptées existent cependant. Par exemple, les écoles spécialisés pour enfants et adolescents précoces. Dans le film "le courage de grandir" , la réalisatrice Marie Drucker nous montre le quotidien dans l’école Georges Gusdorf, un établissement pour les enfants et adolescents précoces à Paris.

Les personnalités et différences de chacun sont vraiment prises en compte. Loin de l’image répandue de l’adolescent hautain aux très bons résultats scolaires, les portraits laissent voir des jeunes à la sensibilité exacerbée, en quête d’absolu et surtout d’eux même. “On est là pour ne pas couper leur élan, pour les aider à réussir à être eux-mêmes sans souffrance, sans se renier, et à prendre place dans la société en douceur“, raconte la directrice de l’établissement 

Et si on faisait de la différence une force ?

Etant différent des autres, la personne précoce manque souvent de confiance en elle. Complexée, elle peut se renfermer sur elle-même. Or, elle a sa place dans le monde comme les autres. Ne pourrait-on pas même affirmer qu'elle a un rôle à jouer auprès des autres car elle leur apporte des choses qu’ils n’ont pas ?
Comme l’écrivait Antoine de Saint Exupéry “ Loin de me léser ta différence m’enrichit.”

Dans leur livre "Adultes sensibles et doués, trouver sa place au travail et s’épanouir", Arielle Adda et Thierry Brunel mettent en avant les qualités professionnelles des personnes précoces. En effet : “Seule les personnes précoces savent d’instinct déceler les qualités intellectuelles de leurs interlocuteurs (...) et seule la personne douée explore une voie nouvelle à laquelle personne n’avait songé“

La personne précoce est dotée d'inventivité , et si elle est passionnée, elle peut travailler d'arrache-pied sans avoir l’impression de faire d’effort. Grâce à sa capacité d’analyse, la personne précoce détient une capacité d’anticipation. Intuition, intelligence, et sensibilité sont de vrais atouts à mettre en avant dans le milieu du travail. Et dans la vie tout court.

La précocité est difficile à vivre , c'est parfois un parcours du combattant mais quand on l'assume et s'approprie ses forces cela permet d'avoir une vie riche et heureuse ! 

Des ressources pour aller plus loin

- "L’intelligence réconciliée", Arrielle Adda, Editions Odile Jacob
- "Adultes sensibles et doués, trouver sa place au travail et s’épanouir", Arrielle Adda et Thierry Brunel, Editions Odile Jacob
- "Je suis un zèbre", Tiana, Editions Payot
- "Le courage de grandir ", documentaire de Marie Drucker
- "L’enfant surdoué, l’aider à grandir, l’aider à réussir", Jeanne Siaud-Facchin, Editions Odile Jacob

Mardi 14 Mai 2019
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