"Ma mission en Haïti restera gravée dans ma chair"



A la fin de ses études en 2007, Ludivine est partie comme volontaire en Haïti avec une organisation non gouvernementale (ONG), la Fidesco. Blessée dans le tremblement de terre de janvier 2010 et toujours en convalescence, elle nous partage son expérience au service de ce peuple, ses joies et sa douleur après le séisme.



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Qu'est-ce qui t'a amenée à partir en Haïti ?

Ludivine Raimond : "Après avoir eu mon diplôme d'assistante sociale, comme je n'avais pas d'attaches familiales, pas de copain, et pas encore de travail, j'ai pensé faire un volontariat dans un pays pauvre. J'avais été très frappée à l'âge de  13 ans par des images de famine en Ethiopie.
J'ai donc postulé dans plusieurs ONG, et c'est la Fidesco qui m'a répondu. Après la formation, ils m'ont proposé de partir en Haïti comme assistante sociale psychologue, d'abord pour une durée d'un an renouvelable."

En quoi consistait ton travail là-bas ?

"Je devais faire le suivi psychologique d'enfants dans trois écoles différentes de Port-au-Prince. J'étais là pour les écouter, les comprendre, les conseiller, et je participais aussi à la formation des institutrices pour les aider à s'occuper des enfants en difficulté.

Dans l'école Rosalie, qui accueille des enfants de milieu défavorisé, mon intégration n'a pas été facile. Au départ, les enseignants se méfiaient, ils me voyaient comme "la blanche". Il m'a fallu du temps pour me faire accepter, pour leur faire comprendre que je ne venais pas tout chambouler.

Dans l'institution Sainte-Rose de Lima, dès le départ, mon travail a été plus simple. Les enfants étaient moins pauvres et j'avais davantage de contacts avec les parents. Je retrouvais des situations qui ressemblaient un peu à ce que j'avais connu en France dans mes stages. Les enfants souffraient de la séparation des parents, de la violence, certains avaient du mal à trouver leur place..".

Tu as tout de même dû être confrontée à la pauvreté d'Haïti ?

"Oui, je travaillais aussi dans un centre d'alphabétisation qui accueille des enfants-esclaves qu'on appelle là-bas les «restavek». Ce sont des filles de la campagne que leur famille n'a pas les moyens de nourrir. On les place donc comme domestique chez des gens plus aisés de Port-au-Prince qui s'engagent théoriquement à les envoyer à l'école.

En fait, beaucoup n'y vont pas, et celles qui viennent ont beaucoup de mal à apprendre à lire. Mais surtout, elles sont souvent méprisées, peu aimées et parfois battues. Mon rôle était d'entrer en relation avec elles pour les épanouir un peu."

Comment faisais-tu ?

"Au départ, je me contentais de jouer avec elles, je leur prenais la main et je la caressais, je leur souriais. C'était des choses très simples. Mon objectif était déjà de parvenir à les faire sourire. C'était parfois long, mais cela finissait par marcher.
Et dès que j'ai su le créole, à peu près huit mois après mon arrivée, j'ai pu leur parler : je leur disais qu'elles étaient capables d'apprendre à lire et à écrire. C'est là que j'ai vraiment commencé à voir des résultats. Je n'ai pas fait de grandes choses mais je travaillais sur l'humain. Je me souviens qu'en mai 2008, j'ai vu une élève s'ouvrir, s'épanouir. Elle souriait tout le temps. J'avais ouvert en elle un livre qu'elle allait pouvoir commencer à remplir".

Au bout d'un an, ta mission a donc été renouvelée ?

"Oui, la Fidesco m'a renouvelée d'un an ce qui m'a permis d'approfondir ma mission. J'avais créé de bonnes relations avec les institutrices et j'ai fait davantage de formation d'enseignants. J'essayais de leur donner des outils pour mieux gérer leur classe, par exemple sans recourir à la violence comme cela se fait souvent là-bas.

Et puis, finalement, j'ai eu envie de faire une troisième année pour former des Haïtiens à suivre des enfants. Cela a été accepté et j'ai commencé à former une assistante de direction dans une école et une psychologue haïtienne dans une autre. Je les aidais à trouver des outils pour mieux accompagner les enfants, pour entrer en communication avec eux."

En janvier 2010, tu étais donc en Haïti depuis deux ans et demi, tu commençais à avoir des amis ?

"J'étais de plus en plus à l'aise, c'est vrai, et cette troisième année n'a été que de la joie. J'étais en colocation avec une autre volontaire de la Fidesco et j'avais pas mal d'amis parmi les volontaires, les enseignants ou les familles de la paroisse. J'avais une vie de quartier très sympa et j'aimais partir barouder dans le pays pendant les vacances. Et puis, j'avais la chance de former des gens pour poursuivre le travail auprès des enfants."

Où étais-tu le jour du tremblement de terre ?

"Le 12 janvier 2010, j'étais en formation avec dix profs, sur le thème de la gestion des émotions ! Cinq minutes avant le séisme, nous venions de parler de la peur... Nous étions au deuxième étage d'un bâtiment scolaire. Quand cela s'est mis à trembler, mon réflexe a été de fuir. Je n'ai pas pensé à un séisme mais j'ai cru que la maison s'écroulait parce qu'elle était mal construite comme c'était déjà arrivé récemment dans une école.

J'ai donc dévalé l'escalier et je suis arrivée au premier étage. Là, j'ai voulu descendre au rez-de-chaussée mais quelqu'un m'a poussée violemment pour passer et j'ai été projetée contre la rambarde. J'ai juste eu le temps de descendre 4 marches et là, un bloc de béton armé est tombé sur l'escalier, devant moi. Tout mon pied est resté coincé sous le bloc. Je n'ai jamais su ce qu'était devenu celui ou celle qui m'a poussé mais je pense qu'il a dû être tué et qu'il m'a sauvée".

Combien de temps as-tu attendu avant d'être dégagée ?

Port-au-Prince après le séisme
"Le séisme a commencé à 17 heures et jusqu'à minuit, beaucoup d'Haïtiens sont venus m'encourager, mais ils ne pouvaient rien faire de plus pour moi. Et puis, à partir de minuit, je n'ai plus vu personne. Je ne sentais plus tellement la douleur parce qu'au bout d'un moment, mon pied s'était ankylosé. J'essayais simplement de changer de position, de changer de marche, j'essayais de me mettre debout.

Mais le plus dur, c'est que les secousses continuaient... A deux heures du matin, il y a eu une grosse secousse et là, j'ai vraiment cru que j'allais mourir. Tout tombait autour de moi. J'essayais de m'agripper à la rambarde. Et cela a duré comme ça jusqu'à 5 heures du matin. A 5 heures, j'ai entendu comme le bruit d'un camion poubelle. J'ai appelé mais personne ne m'a entendue. Puis j'ai ré-entendu des gens et j'ai crié à nouveau. Et là, c'était l'ONU brésilienne qui venait pour me décoincer. L'un des profs qui étaient en formation avec moi avait fait prévenir l'ambassade de France et les responsables de la Fidesco avaient remué ciel et terre pour envoyer une équipe de sauveteurs.

J'avais bien tenu le coup jusque-là mais quand ils sont arrivés je n'ai fait que pleurer et crier. Je parlais créole et eux portugais. Ils ont essayé de soulever le bloc de béton avec trois cricks et une barre de fer mais ça ne marchait pas. Alors, la solution a été de faire coulisser très lentement mon pied, et pour finir, le dernier moyen a été de le tirer avec une force incroyable.

Etais-tu gravement blessée ?

Les blessés secourus par la Croix-Rouge
"J'avais une fracture ouverte et mon pied était tellement enflé qu'on ne voyait plus la cheville. Mais c'est mon gros orteil qui a tout pris, il a perdu toutes ses fonctions.

Quand on m'a dégagée on m'a mis sur une civière et là, j'ai commencé à souffrir horriblement. On est partis dans le camion et le trajet pour Port-au-Prince, qui devait durer normalement 30 minutes a pris 2 heures et demie. C'est là que j'ai compris que toute la ville avait été détruite. On m'a mis sous les tentes de l'Onu, et j'ai vu toutes les victimes qu'il y avait. Je me souviens d'une petite fille qui criait "maman est morte, appelé papa". Quand j'ai vu tout ça, je me suis dit que je n'avais qu'une fracture ouverte et que je serais vite remise".

En fait, cela a été plus long et des mois après, tu souffres toujours de ta blessure...

"Oui on m'a rapatriée d'abord en Martinique où l'on a voulu m'amputer le gros orteil. J'ai refusé car je savais que je ne recevrais aucun soin après l'opération avec tous les blessés qu'il y avait et que je risquais une gangrène. Alors on m'a rapatriée à Tours, chez moi, et là les médecins m'ont dit qu'on pourrait peut-être éviter l'amputation et récupérer mon orteil grâce à la chirurgie plastique. J'ai accepté et j'ai déjà eu cinq opérations mais j'en ai encore deux en vue car la greffe d'os n'a pas marché et j'ai plein de germes infectieux dans le pied. Malgré les médicaments contre la douleur, je souffre toujours et si ça ne marche pas, il faudra finalement m'amputer."

Comment vis-tu tout cela ?

"A partir du moment où on accepte la situation, on ne la vit pas trop mal. Moi, j'ai fait ce choix de la chirurgie plastique, j'accepte que ce soit long. Et puis, mes deux ans et demi de volontariat m'ont fait beaucoup mûrir. Cela m'a appris la patience. Même si je dois rester allongée, j'ai même dû être en fauteuil roulant, je ne m'ennuie pas, j'arrive toujours à trouver une occupation.

Surtout, j'arrive toujours à relativiser, je me dis que j'ai eu de la chance. A trois secondes près, je mourais... Je repense aussi au peuple haïtien. Moi je ne suis restée que 15 heures sous les décombres, alors que certains n'ont été dégagés qu'au bout de plusieurs jours. Et puis j'ai la chance d'être très bien soignée et prise en charge en France. En Haïti on m'aurait coupé le pied !  Alors, j'accepte que mon amour pour Haïti reste gravé dans ma chair.

Une autre chance pour moi, c'est qu'on m'a déjà proposé un poste d'animatrice en pastorale et d'assistante sociale dans un lycée catholique du 93 et on m'attend jusqu'à ma guérison. J'ai juste à guérir, alors que pour les Haïtiens, c'est différent."

Quels sont tes sentiments quand tu penses à Haïti et à tous ceux que tu as connus ?

"Heureusement, il n'y a pas eu trop de victimes parmi mes amis. Mais le pays est à reconstruire. Sur les trois écoles où je travaillais, deux sont complètement fissurées et l'une est détruite. Le problème, c'est que les enfants sont tellement choqués qu'ils ne veulent plus rentrer dans les bâtiments.

Du coup, la Fidesco est en train de renvoyer plusieurs volontaires et notamment une psychologue qui va poursuivre le travail d'écoute que je faisais auprès des enfants. Je sors d'une session de formation où je leur ai parlé du peuple haïtien. Je pense qu'ils parviendront à se relever car c'est un peuple qui a beaucoup d'espérance et de force d'âme. Le séisme a aussi resserré la solidarité entre eux. Dans la catastrophe il n'y avait plus de noirs, de blancs, de pauvres ou de riches, il n'y avait que des hommes..."




8 Juin 2013
Propos recueillis par Michèle Longour
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