Les gestes amoureux : un langage


Dans son livre, "Le corps de l'esprit", le philosophe Xavier Lacroix mène une réflexion sur le sens du corps et de la chair, en particulier dans sa dimension érotique.
Voici quelques extraits du chapitre intitulé "La chair amoureuse", dans lequel il passe en revue chacun des gestes de l'amour, en décodant le sens caché, jusqu'à voir dans l'ensemble de ces gestes un véritable "langage".



Nous habitons nos gestes

Chaque geste de tendresse traduit une manière d'être, une attitude à l'égard de l'autre. Nous habitons nos gestes, qui ne sont pas seulement nos délégués ou nos intruments, mais qui sont nous-mêmes, ou, plutôt, en lesquels nous sommes incarnés et agissants. C'est ainsi que peut s'ébaucher ou s'entrevoir toute une sémantique des gestes de tendresse, pour l'expression de laquelle phénoménologie et poésie convergent heureusement.

La caresse est le langage même du désir

La caresse n'est pas seulement contact ou tentative d'appropriation ("mettre la main" sur l'autre). Plus profondément, plus authentiquement, elle est célébration du corps de l'autre, façonnement de celui-ci. Elle consiste à se promener sur ce corps, sur la surface de sa peau, afin d'en ressentir et de l'aider lui-même à en ressentir la profondeur. Aussi est-elle, à la fois, tentative d'appropriation, ou du moins d'apprivoisement, et expérience que ni l'autre ni son corps ne sont en mon pouvoir ou en ma possession. Expérience de dépossession dans la plus grande des proximités. Le corps de l'autre, en sa chair, est là, sous ma main ; et pourtant, il est toujours autre, porteur d'une vie que je sens vibrer en lui, mais qui demeure à jamais hors de mon pouvoir.
C'est pourquoi la caresse est désir ou, plutôt, elle est le langage même du désir. (...)
Elle est mise en oeuvre du désir parce qu'elle est aussi attente. (...)

Embrasser : Non plus s'affronter, mais s'entourer

Au sens premier du terme, "embrasser", c'est "entourer de ses bras". Cela signifie que je les ai d'abord ouverts pour accueillir l'autre, puis que je les ai refermés pour le recevoir vraiment. Dans mon espace propre, dans mon espace intime, je lui ménage une place, au sein du mien, à son propre espace intime. Est ainsi mise en gestes une victoire sur la distance, ainsi que sur la relation d'affrontement. La lutte peut ne pas être loin, dans le temps ou dans la similitude des gestes - on parle bien de "lutte amoureuse" - mais, lorsqu'elle est vraiment amoureuse, l'étreinte traduit le dépassement de la violence et l'accès à une relation de réciprocité consentie, où l'on passe de la dureté du choc des existences à une autre modalité de l'être : la tendresse, dans laquelle il s'agit plutôt de se reconnaître comme vulnérable, attendant le salut de l'aveu de sa faiblesse. Non plus s'affronter, mais s'entourer : non plus jouer au plus fort, mais se blottir l'un contre l'autre. Non plus agir contre, mais être contre l'autre, "tout contre", pour tenir ensemble au sein des tourments de la vie.

Le baiser, comme on boit à une coupe

Poser ses lèvres sur la peau, ou sur les lèvres, de l'autre... Ce qui pourrait être un acte de dévoration (la bouche ne sert-elle pas d'abord à absorber ?) devient, au contraire, l'expression d'une victoire sur l'appétit. Plutôt que de dévorer, il s'agirait de boire, comme on boit à une coupe. Après la parole, le retour aux sources de la parole. Il n'est plus question de détruire, mais de vénérer. C'est ainsi que, dans diverses cultures, le baiser a signifié le respect, l'honneur, l'adoration (l'origine latine de ce verbe signifie "porter sa bouche vers").
(...)
S'abandonner au baiser, c'est vaincre la clôture des corps, ne pas se contenter d'être prisonnier de son "sac de peau", vouloir passer à l'autre, connaître son goût, approcher de sa substance.

Pénétrer

Pénétrer, être pénétrée. Actes d'hospitalité, "hôte" étant aussi bien celui qui reçoit que celui qui est accueilli. Dans le corps de la femme, le sexe de l'homme trouve comme une habitation, un lieu chaud et enclos. Il s'enfonce dans une profondeur où sa forme trouve, avec sa justification, une enveloppe. La femme, apparemment, est surtout réceptrice ; mais elle ne vit l'union avec bonheur que si elle est elle-même reçue, si elle trouve elle-même son lieu, entre les bras de l'homme et si le don pénien est lui-même réceptif à son accueil. Le masculin éprouve le féminin, le féminin éprouve le masculin, l'un et l'autre en soi et hors de soi. (...) Chacun est à la fois entourant et entouré, enveloppant et enveloppé. Entouré, l'homme l'est en son organe sexuel central et entourant par ses membres périphériques (bras, jambes) ; la femme est enveloppante en son sexe, mais enveloppée en tout son corps. Semble alors se réaliser un désir très profond en chacun, être inclus.
(...)
Retenons ici encore, quelques aspects de la différence entre les manières masculine et féminine de vivre la jouissance. Sur son versant masculin, celle-ci sera vécue surtout comme décharge, proche de la violence, plus localisée, plus brève. Sur son versant féminin, elle sera vécue surtout comme irradiation, moins violente, moins localisée, plus lente à venir et à cesser.

Extraits du 'Corps de l'esprit', Xavier Lacroix (Cerf).
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