Le plaisir fait-il le bonheur ?


Promis par la pub, vanté par notre société en quête de bien-être et de sensations agréables, le plaisir nous imposerait-il sa dictature ? Au fait, le plaisir est-il nécessaire (suffisant ?) pour trouver le bonheur ?



C'est par une douce soirée de mai que l'association des Conversations essentielles avait décidé de mettre le plaisir sur la table. Ou plutôt sur la scène des Bains douches, une boîte parisienne où quatre invités - une comédienne, un médecin, un publicitaire et un écrivain - étaient venus débattre avec les jeunes participants de la soirée. Le tout entrecoupé de quelques intermèdes musicaux, histoire de sucrer un peu ce "Café nommé plaisir"... Pour relayer le débat, nous avions aussi ouvert sur ce site un forum de discussion sur le plaisir et le bonheur. Tentons un modeste résumé du débat.

Plaisirs du corps, du coeur, de l'esprit : qu'est-ce que le plaisir humain ?

Et tout d'abord, d'où vient donc le plaisir ? Pourquoi la nature a-t-elle créé les plaisirs du corps, ceux de l'alimentation ou de la sexualité, pour ne parler que de ceux-là ? Au premier degré, le plaisir tend à la satisfaction d'un besoin. Le médecin saura même en expliquer les mécanismes physiologiques. Mais il est vrai que chez l'homme, le plaisir va au-delà. Bénévoles des Conversations, Laurence et Etienne égrennent une liste des petits et grands plaisirs humains : "Recevoir une lettre d’amour, déguster un chocolat, faire une surprise à sa meilleure amie, prendre une cigarette après le café, réussir son bac, se découvrir un nouveau talent, étreindre l’être aimé, s’étendre au soleil, descendre tout schuss une piste noire…sans tomber !". Dans cette liste à la Prévert, les plaisirs des sens se mêlent aux élans de l'affectivité et de l'intériorité : la joie, l'amour, l'amitié, l'admiration devant la beauté, l'exaltation du dépassement, les satisfactions de l'esprit et de l'intelligence... Souvent, remarquons-le, le plaisir naît de la relation, de l'échange. Il est parfois, tout simplement, plaisir de faire plaisir à l'autre (faire une surprise à sa meilleure amie). En fait, le plaisir peut colorer tout ce qui est humain : corps, sensations, émotions, sentiments, pensées, élans de l'âme.



Plaisir et bonheur : faut-il les associer, les opposer ?

"Qui n’a jamais senti son cœur vivre, s’emballer ?"disent Laurence et Etienne. Qui n’a jamais senti jaillir le rire ou les larmes lors d’un moment magique, euphorique ?" Oui, le plaisir n'est pas si terre à terre que cela. Des moments de plaisir ont le goût du bonheur, alors, faut-il nécessairement les associer ou au contraire les opposer ?
"Est-il possible de séparer absolument ces deux notions? estime Magali, étudiante en philo sur notre forum. Que serait un bonheur dans une absence de plaisir? Que serait le plaisir seul, entouré de néant ou de tristesses, déceptions, horreurs ? Mais quel rapport auraient-ils alors? Le plaisir serait le moyen d'atteindre le bonheur, qui serait le but ultime ? Une hiérarchie est-elle possible ou souhaitable entre plaisir et bonheur? Ou bien sont-ils deux facettes d'un bien plus grand encore? L'amour par exemple?
Car il semblerait que seul l'homme soit être de plaisir et de bonheur. Bonheur et plaisir ont-ils donc lien avec la raison ? l'esprit ? l'affectivité ? la conscience ? Avec, alors, la liberté ?"

Le plaisir passe, le bonheur dure

Toujours sur notre forum, Puki est plus catégorique sur la façon de hierarchiser plaisir et bonheur : "Le plaisir est passager. Le bonheur dure dans le temps, affirme-t-il. Le plaisir est un bref moment où le corps exulte, le bonheur est un état calme et serein, de paix intérieure et de fécondité. Loin de moi l'idée de condamner le plaisir. Le plaisir est bon. S'il est fait pour quelque chose de bien. Le plaisir de manger est bon, il nous permet de survivre. Le plaisir sexuel est bon, il nous permet de mieux nous aimer et de donner la vie. Le plaisir de boire un coup est bon, il nous permet de fêter l'amitié autour d'une table ou sur un zinc. Là le plaisir donne le bonheur, parce qu'il est moyen, et non fin. Mais le plaisir est sale, lorsqu'il s'agit de se piquer seul dans son coin. Lorsqu'il s'agit de tirer son coup et puis c'est tout. De se la coller au point d'en être égoïste d'ivresse (et accessoirement de salir la moquette). Il est mauvais lorsqu'on le recherche pour lui même, lorsqu'on ne veut que lui. Et c'est là où il rend malheureux, où on en devient l'esclave. Objet, non plus sujet. Ainsi, le plaisir est un tremplin vers le bonheur, si on sait que le bonheur n'est pas le plaisir lui-même."

Comment gérer le plaisir pour qu'il reste plaisir ?

Après l'avoir salué, voilà donc le plaisir mis en accusation. Ou plutôt placé sous surveillance, considéré comme un séducteur dont il faut se méfier et qu'il faudra apprivoiser puis dompter. "Le plaisir, par définition agréable, nous amène parfois à en vouloir toujours plus, remarque Laurence et Etienne. Mais jusqu'où peut-on aller dans la recherche du plaisir ? A quel moment cette quête nous prive-t-elle de nos libertés et nous rend dépendants jusqu’à nous écoeurer ou nous faire souffrir ? Paul Valery nous dit que "le plaisir extrême est proche de la douleur". Combien de petits plaisirs peuvent se transformer en vice ou en addiction ?"
Il semble donc bien que le plaisir soit à "gérer", à canaliser, et que la recherche unique des plaisirs ne puisse être le seul horizon de notre vie. Dans l'Antiquité, le fameux Epicure enseignait, lui, que le plaisir est ce qui procure le bonheur. Pour les épicuriens, tout plaisir est un bien, et toute douleur un mal.
Il faut toutefois sélectionner les plaisirs et les peines que nous devons goûter et ceux que nous devons écarter. Pour le sage épicurien, il est donc possible d’atteindre le bonheur, mais à condition de ne pas rechercher n'importe quels plaisirs et de nous livrer à un calcul pour prendre en compte seulement ceux qui nous rendent véritablement heureux. Inversement une douleur peut être utile pour obtenir un plus grand bien, qui alors n’aura que plus de valeur. Si Epicure revenait sur terre au 21ème siècle, peut-être serait-il partisan de douces soirées amicales sans alcool, d'une sexualité responsable et de festins 100% diététiques.



Des plaisirs fabriqués... pour nous faire plaisir

Lors du "café essentiel" aux Bains Douches, les participants du débat ont encore adressé au plaisir une dernière critique. Les plaisirs qui nous sont offerts (ou vendus) aujourd'hui auraient la fâcheuse habitude d'être calibrés sur mesure, fabriqués, emballés, présentés et merchandisés pour nous plaire. La société de consommation aurait industrialisé les moindres jouissances, au point de nous imposer une nouvelle "dictature du plaisir". C'est ce qui a intéressé Emmanuel, 22 ans, qui a assisté à la conversation du "Café nommé plaisir" : "Je me suis rendu compte que la notion de plaisir est complexe car étroitement liée à la société dans laquelle nous vivons. Ainsi, nous avons une société très consumériste, où le plaisir résonne donc avec des bonheurs matériels, palpables". Le publicitaire présent parmi les invités n'a pas manqué d'illustrer cette mise en scène du désir consumériste : pour certains cela passera par la possession d’une belle automobile, pour d’autres il s’agira de déguster un yaourt de marque, ou encore d’utiliser un shampoing décrit comme miraculeux qui procurera une jouissance. Et où est la jouissance ? Dans le fantasme d’acquérir, ou dans l’acquisition même ?

La liberté du plaisir fait-elle la liberté de l'être ?

A nouveau, la réflexion sur les plaisirs "fabriqués" voire "imposés", par la publicité, les modèles sociaux, les modes, nous ramènent à la question de la liberté. Où est notre liberté si c'est la société, les autres, qui nous dictent la façon dont nous devons jouir de la vie ? Et le "droit au plaisir" revendiqué depuis 1968 nous rend-il si libres que cela ? "Tout d'un coup on a pu penser que dans les années 70 on était rentré dans un époque où le plaisir, la jouissance était donc librement admise, disait le romancier Pascal Bruckner. Et ce qui s'est passé de manière tout à fait étonnante : l'interdit n'a pas été évacué, il s'est déplacé. là où il était prohibé de jouir, nous sommes désormais contraints de le faire. ... Bien sûr c'est beaucoup mieux d'être dans un époque de tolérance où la liberté du plaisir est admise pour tous, hommes et femmes, mais je ne suis pas certain pour autant que nous soyons rentrés dans un ère de permissivité totale puisque, au contraire, le plaisir est devenu à lui même son propre juge...." Si le plaisir ne peut être lui-même son propre juge, qui sera le vrai juge de son bonheur sinon chaque être, sujet de sa liberté et de ses actes ?

Plaisirs du palais

Il faudrait certainement plusieurs autres "conversations essentielles" pour approfondir la question du bonheur lui-même... En attendant, nous ne résistons pas au plaisir de vous dévoiler quelques pépites de la carte du restaurant des Bains Douches où après le débat, les participants qui le souhaitaient purent mieux savourer les plaisirs du palais : millefeuille tomate et aubergine sur chèvre chaud, clafoutis au saumon fumé et courgettes, fondue au camembert, filet de boeuf normand au poivre, brochette de St Jacques & mangue épicée, duplex abricot et crème brûlée, macaron glacé, caramel au beurre salé... Le bonheur était dans le pré, et le plaisir à table.

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