Choisir des études de philo, le pari de la sagesse ?


Faire des études supérieures de philosophie, est-ce se condamner d'avance à la précarité sociale ? Pour le savoir, j'ai interrogé des étudiants aux profils différents. Or ils s'en sont tous très bien sortis ! De quoi tordre le cou aux clichés.



Elle s'appelle Pia, elle a 23 ans. C'est une bosseuse passée par la prépa puis la fac de philo. Un bel exemple de qui sait conjuguer désir intérieur et travail professionnel. Pour preuve, son parcours exigeant.

Pia s'est d'abord astreinte à écouter ses élans. "Après trois années de pension dans le centre de la France, j'ai obtenu un baccalauréat littéraire et ai été acceptée en classe préparatoire d'Hypokhâgne au lycée Molière, à Paris. J'ai adoré cette année, très intense, où j’ai découvert autrement ce qu'était la philosophie, l'histoire, la littérature, c'est-à-dire comme un terrain de jeu, de réflexion, et non comme un musée que l'on visite sans rien toucher." Vous l’avez compris, la jeune étudiante est une passionnée.  

"A la fin de cette année, mon professeur d’histoire m'a donné un conseil que je n'ai jamais oublié : «Si tu fais comme tout le monde, tu dois faire la meilleure école, car rien ne te différencie des autres. Sinon, tu fais un parcours original, qui te tient à cœur.» J'ai donc décidé de passer en licence de philosophie à l'Institut catholique de Paris. J'ai découvert la philosophie en profondeur et me suis émerveillée de ses richesses.
"La philo, c'est un 'plus' quand des centaines de profils similaires se bousculent pour le même poste"

Mais Pia est aussi une jeune femme lucide. Durant ses études, elle fait plusieurs stages en édition et journalisme et découvre rapidement que son profil est non seulement original, mais apprécié : "Lors d'un entretien pour un stage, le rédacteur en chef d'un célèbre journal, lui-même agrégé de philosophie, m'a dit : «Tenir une caméra et faire une interview, tu peux l’apprendre en un mois de stage. En revanche, avoir un domaine d'expertise comme la philosophie, c'est rare et ça ne s'apprend pas en stage."

Alors, convaincu ? A l'heure de l'uniformisation des études, un peu d'originalité ne devrait pas faire de mal à votre CV. Comme Pia l'explique, la philosophie reste une discipline d'excellence : "Faire de la philosophie a, pour un milieu intellectuel français une image de prestige mais aussi d’originalité, qui est un plus à l'heure ou des centaines de profils similaires se bousculent pour le même poste".

En 2014-2015, Pia est en master 2 de philosophie contemporaine à la Sorbonne (Paris 1). Après un stage à l’hebdomadaire Marianne, elle est devenue pigiste (elle écrit à distance sans être salariée) dans les pages culture et idées du journal. En janvier, elle commence un nouveau stage dans l'hebdomadaire L'Obs (anciennement le Nouvel Observateur) en parallèle de ses études. Allez, suivez la voie…

Marianne : Pour réussir en philosophie, il faut être rigoureux, patient

Mais il n'y a pas que la fac pour étudier la philosophie. Marianne, 23 ans, a encore un profil très original : Normalienne, agrégée de philosophie, écrivain. ça vous épate ?

"Pour réussir en philosophie, il faut être rigoureux, patient, et prêt à lire des livres de 800 pages au vocabulaire parfois abscons", dit-elle. Fainéants, doux rêveurs, fuyez loin d'ici ! Marianne a crapahuté dur pour y arriver, et elle n'est qu'au début.

Son parcours ? "Je suis allée en prépa dans le but de découvrir le plus de choses possibles : c'est dans cet esprit qu'il faut y aller, je pense, et pas dans l'idée d'intégrer à tout prix une grande école. Parce qu'effectivement, le concours est très sélectif."
"La prépa a été l'apogée de ma vie intellectuelle"
"La prépa est une période intense : on y vit tout puissance 10, les amitiés, les découvertes, les découragements. Il ne faut pas y aller si on veut vivre une vie d'étudiant tranquille. Pour moi, la prépa a été l'apogée de ma vie intellectuelle, le moment où j'ai le plus appris, et où ma personnalité s'est définie de manière décisive. Mais encore une fois, il faut aimer travailler de 8h à 21h tous les jours pendant 2 ou 3 ans."

A Normale Sup, elle se prépare à enseigner dans le supérieur

Les efforts de Marianne ont porté leurs fruits puisqu'elle a réussi le concours d'entrée à Normale Sup, l'une des plus prestigieuses des grandes écoles françaises. Les étudiants ont le choix (façon de parler) entre l'école de la rue d'ULM, celle de Paris, et celle de Lyon. Pour Marianne ce fut Lyon.
 
Ses études la préparent à former ceux qui vous forment. En d'autres termes, elle s'apprête à devenir enseignante dans le supérieur. "Normale Sup, c'est un espace où tout est fait pour que les élèves puisse se consacrer exclusivement à leurs études : matériellement parlant, c'est une situation royale. C'est également un lieu où sont (théoriquement) réunis les meilleurs élèves de chaque discipline, ce qui est précieux en termes d'émulation intellectuelle. En revanche, on demande aux élèves de l'ENS une parfaite autonomie : le changement peut être rude par rapport à la prépa. Dans la manière dont sont organisés les cours, l'ENS fonctionne comme n'importe quelle autre fac, donc il ne faut pas se faire d'illusion à ce sujet."
 
Peut-on tout faire après Normale Sup ? En théorie, chaque diplômé est fonctionnaire, il doit passer l'agrégation pour devenir titulaire, mais il peut tout aussi bien prendre la tangente : "L'ENS, c'est d'abord une formidable boîte à outils : il revient à chacun de s'en servir comme il l'entend. On peut entrer à l'ENS en littérature espagnole, et ressortir à Science Po. On peut y entrer en philo, et ressortir DRH dans une boîte de publicité." Chacun ses ambitions…

Vincent : "les études de philo irriguent mon rapport à la musique"

Vous avez une âme d'artiste, et vous avez peur de la brimer en suivant une autre voie… L'exemple de Vincent, 24 ans, peut aider à évacuer ce dilemme.

Après son lycée à Nantes, en section ES, il fait une année de droit "catastrophique" selon ses mots, avant de revenir à ses premières amours intellectuelles, la philosophie. Il s'inscrit donc à l'Institut de philosophie comparée (IPC), à Paris (14ème). Un institut privé, donc payant, mais qui dispense l'un des meilleurs enseignement de France dans la discipline.

Parallèlement, il fait ce qu’il a toujours eu envie de faire. De la musique : "Pendant mes études à l'IPC, je suis rentré au conservatoire de Paris en musique, et j'ai suivi les deux formations en même temps. Très vite, je me suis aperçu que je voulais plutôt travailler dans la musique ; je suis aujourd'hui musicien: pianiste, organiste et compositeur".  

La philo porte à se demander "quel sorte d'homme veux-je devenir ?"

"Bien sûr, poursuit-il, je pensais beaucoup à mon avenir et pas seulement professionnel ; il va de soi que la philosophie porte à une prise de recul générale voire à une suspension du temps propice à ce genre de réflexion : quel sorte d'homme veux-je devenir ?".
 
Là encore, Vincent n'a pas eu froid aux yeux (à croire que c'est une spécialité chez les philosophes). Et si la musique ne lui permettait pas de vivre ? A ses amis qui le soupçonnent de témérité, il répond non sans humour qu'ils ont sans doute raison : "Tout le monde ne peut pas être Bernard-Henri Lévy (un philosophe qui gagne très bien sa vie, dirons-nous)... Ceci dit, il y a beaucoup d'exemples d'anciens qui ont trouvé non seulement du boulot à la sortie, mais du boulot qu'ils aiment."

La philo ne sert à rien pour faire de la musique ? Je vous arrête. Comme on l'a vu avec Marianne ou Pia, ces études forgent une ossature intellectuelle utile dans de nombreux domaines. Vincent confirme : "les études de philo m'ont apporté une culture mais aussi une rigueur méthodologique qui irriguent mon rapport à la musique. Tout ce qui est de l'ordre de la musicologie, de l'esthétique par exemple est beaucoup plus évident et plus facile à manier intellectuellement".

Cécile : A Philanthropos, une unité "bien plus forte qu’une simple amitié"

Nous voici avec Cécile, 19 ans. Sa vie, elle veut la consacrer au chant lyrique. Mais cette disposition à la "chose inutile", elle l'a transformée  momentanément en une année de réflexion un peu particulière. Cécile est en effet à Philanthropos, une école de philosophie basée en Suisse, du côté de Fribourg.

Cet institut propose à qui le veut une année d’étude de philosophie à la lumière de la tradition chrétienne. La quarantaine d’étudiants vit en communauté, partage les repas, vit une fraternité assez rare. "La vie communautaire unit le groupe, et nous donne une unité bien plus forte et plus grande qu'une simple amitié, raconte Cécile. Je vivais un peu la même chose l'année dernière, grâce à la musique, chanter ensemble apportait quelque chose de similaire."

A la fin de l'année, les étudiants de Philanthropos valident une année universitaire. Ce n'est donc pas une césure, encore moins des vacances. Pour Cécile, Philantropos n’est pas "une pause dans son parcours" mais bel et bien une année d’étude. Alors, pourquoi s’exiler si loin ? Parce que le cœur de Philantropos, comme le résume son directeur Fabrice Hadjadj, est dans une expérience du réel et du partage : "La philosophie, ce  n'est pas seulement donner des cours magistraux et puis chacun repart se connecter à sa bulle, mais c'est aussi apprendre à vivre ensemble comme dans une famille". La philo à l'épreuve de la vie en somme.

La philo : une discipline revigorante pour l'intelligence

Les études de philo il y en a, si j'ose dire, pour tous les goûts. Rares sont les parcours qui se ressemblent. Chaque élève peut décider de se mettre à la philosophie sans craindre nécessairement pour son avenir. L'essentiel est d'entendre cette discipline comme une structure revigorante, laissant l'intelligence libre d'apprendre comme elle a besoin d'apprendre.

A l’heure où l'entreprise s'immisce bien trop tôt dans nos écoles, elle est de toute évidence bénéfique pour rappeler que les élèves ne sont pas des cadres en puissance, mais des hommes et des femmes en quête de vrai, de bien, de beau.

La philosophie reste un parcours d'excellence si on la considère pour ce qu'elle est. Une discipline qui a vocation à chercher la vérité partout, dans la physique quantique ou dans la littérature d'après-guerre. Dans la logique grecque ou dans l’épopée du peuple juif.
 

Vendredi 13 Février 2015

Paul Piccarreta
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