Peut-on attenter à sa vie ?



Par désespoir, provocation ou contagion, certains peuvent être tentés par un déni de la vie et même éprouver un certain attrait pour la mort sous toutes ses formes : drogues, sports extrêmes, suicide... A-t-on le droit d'attenter à sa vie ? Entretien avec Frédéric Laupies, agrégé de philosophie et enseignant en classes préparatoires HEC, auteur d'un récent ouvrage, "Leçon philosophique sur la vie" (PUF).




Les philosophes n’ont-ils pas toujours réfléchi à la possibilité d’attenter à sa vie ?

Frédéric Laupies, enseignant en philosophie : ''Si on n'apprend pas à vivre, on risque de ne pas aimer la vie''.
Frédéric Laupies, enseignant en philosophie : ''Si on n'apprend pas à vivre, on risque de ne pas aimer la vie''.
Frédéric Laupies : "En effet, Platon déjà dans le Phédon met en scène Socrate au moment de mourir, réfléchissant sur la vie et la mort. Paradoxalement, il affirme à la fois que la mort est une libération et qu’il n’est pas possible de se donner la mort.
La mort peut, dans une certaine mesure, être comprise comme une libération, nous dit Socrate. En tant que séparation du corps et de l’âme, elle permet le déploiement de ce qui, en nous, est immatériel. Puisqu’en effet, nous arrivons à des idées, dit-il, ne serait-ce que l’idée d’arbre qui ne se confond avec aucun des arbres existants, cela signifie qu’il y a en nous quelque chose qui transcende la matière. Si nous avons la capacité de former des idées qui ne se confondent avec aucune réalité sensible, cette réalité intelligible, immatérielle, qui transcende en nous la matière, ne peut pas se décomposer comme la matière.  La mort est donc l’accomplissement de ce que la philosophie a déjà commencé : l’élévation vers l’intelligible, la contemplation de l’immuable."

Il aurait donc prôné une certaine "libération" par le suicide ?

"Justement non ! Lorsqu’on lui demande : « mais alors si la mort est une libération, pourquoi ne te suicides-tu pas ? », Socrate répond : « en fait, les dieux sont gardiens de la vie. J'ai reçu ma vie, sans me la donner à moi-même. Je n’en suis pas l’auteur. Je ne peux donc pas exercer un pouvoir sur ce qui ne m’appartient pas pleinement. Donc, même si il y a cette idée de la vie après la mort qui peut, à certains égards, être une libération, je ne suis pas fondé ni légitimé à me donner la mort. »
On a là une belle réflexion sur la possibilité du suicide."

Mais il y a pourtant Sénèque ou Caton d’Utique qui se sont donné la mort ?

La mort de Caton d'Utique, huile sur toile de P-N Guérin (1797)
La mort de Caton d'Utique, huile sur toile de P-N Guérin (1797)
"Dans la pensée stoïcienne, le suicide est parfois présenté comme un acte de courage, pour ne pas céder au tyran. Ainsi, Caton d’Utique, figure devenue un peu mythique, s’est donné la mort pour ne pas céder au chantage de César. Il est devenu la figure héroïque de celui qui préfère mourir plutôt que trahir et Sénèque s’est ouvert les veines sur ordre de Néron.
Mais il est important de préciser que ces actes ne sont, en aucun cas, une justification du suicide par haine de la vie.
Sénèque avait une santé très fragile à la fin de sa vie. Il était très malade et souffrait notamment de crises d’asthme. La vie lui était très pénible. Il a pourtant écrit, dans plusieurs lettres à Lucilius, qu’il vit pour son père et pour son frère, qu’il ne se donne pas la mort car il sent, il sait, qu’il est attendu par les autres et que les autres sont importants. Il supporte donc vaillamment la vie, « supporte et abstiens-toi », parce qu’il a conscience qu’il n’est pas une pièce isolée, mais qu’il est engagé dans la relation.
Si, ensuite, il se donne la mort, ce n’est pas du tout par faiblesse, par courage ou parce que la vie lui est insupportable, c’est parce qu’on lui en donne l’ordre et qu’il ne peut pas faire autrement... Ce n’est pas du même ordre et il y avait, au contraire chez lui, une certaine force d’âme à vivre."

La position prise par rapport à la mort et au suicide dépendrait donc essentiellement de la vision que l’on aurait de la vie ?

''La vie est source de pouvoir, et condition de ces pouvoirs''.
''La vie est source de pouvoir, et condition de ces pouvoirs''.
"Effectivement ! Si on réfléchit à la vie, on peut, je pense, mettre en lumière plusieurs idées importantes.
La première, c’est ce qu’on évoquait dans le Phédon de Socrate, l’idée que nous n’avons pas choisi de vivre. Nous avons reçu ce qui, paradoxalement, nous constitue le plus intimement mais qui, d’une certaine manière, est en même temps extérieur à notre pouvoir.
Cette première idée est assez complexe justement. Puisque nous n’avons pas choisi de vivre, nous pourrions nous dire dans une conclusion un peu paradoxale : puisque ce n’est pas mon œuvre, c’est moi sans être moi, donc je n’ai pas d’obligation à l’égard de ce qui m’est échu.

Mais, dans le même temps, le raisonnement se renverse totalement puisque l’autre idée c’est que la vie est source de pouvoir, source de tous les pouvoirs. Elle est donc « condition » de ces pouvoirs, elle est en amont de ces pouvoirs donc elle n’est pas, elle-même, « objet » de pouvoir, ce serait une contradiction dans les termes.
Donc, le fait que la vie m’est échue, sans que je l’ai voulu, signifie que, en fait, je suis partie prenante de quelque chose qui est source de mon pouvoir mais qui n’est pas objet de mon pouvoir."

Et l’autre idée que vous évoquiez ?

"Je pense qu’elle est aussi assez importante. Une des caractéristiques de la vie c’est qu’elle est source de possibles. La vie est capacité de réajustement, de restauration, de renouvellement. Le corps vivant, aussi longtemps qu’il est en vie, lutte contre ce qui le menace, la plaie cicatrise, le temps fait son œuvre, etc.
D’où l’idée qu’être en vie, c’est être ouvert à une liberté de restauration, de revirement de situation. Donc en ce sens, il n’y a pas de tragique de la vie. Radicalement, le tragique suppose qu’il y ait une nécessité qui conduit à la mort. En fait, la vie est puissance de renaissance constante. La tentation du suicide repose sur l’oubli de ce fait.
La vie peut être pénible et lourde à porter mais elle a quand même en elle, aussi longtemps qu’elle est là, cette puissance de surgissement, de restauration, de reprise..."

Et qu’en est-il du rapport avec les autres ?

''Les autres attendent quelque chose de moi, et je peux aussi recevoir d'eux''
''Les autres attendent quelque chose de moi, et je peux aussi recevoir d'eux''
"Comme je l’ai dit précédemment, la première idée à considérer est que la vie est source de pouvoir et non pas objet de pouvoir.
La deuxième idée importante est que la vie est puissance de restauration, de reviviscence, de renaissance, peut-être de résurrection. Donc on ne peut pas désespérer de la vie au regard de ce qui a eu lieu.
Mais une autre idée en effet, et non la moindre, sur laquelle il faut  s’arrêter c’est que la vie est « ma » vie, certes, mais elle est, en même temps, engagée dans la relation aux autres. Les autres attendent quelque chose de moi et je peux aussi attendre quelque chose d’eux.
Le désespoir est souvent lié à la solitude ou à l’idée qu’on a d’être seul. On peut peut-être raviver le goût de la vie en allant vers l’autre… pour le solliciter, lui demander son aide. Et même aussi pour lui donner ce qu’on croit ne pas avoir. Parce que le paradoxe, c’est qu’on peut donner ce qu’on n’a pas ! On peut donner même la joie qu’on n’a pas, seulement peut-être dans la rencontre".

Certains disent volontiers que le suicide est un acte de courage. Qu’en pensez-vous ?

"Le courage consiste à savoir affronter le danger avec lucidité et prudence en même temps. Donc quelqu’un qui se jette dans la gueule du loup fait preuve de témérité et non pas de courage. Celui qui pose un acte désespéré pour échapper à une responsabilité ou pour échapper à ce qu’il perçoit come un danger à tort, ne pose pas un acte de courage.
Le courage n’existe pas sans le discernement du vrai danger. Si on se donne la mort pour échapper à la peine de vivre, ce n’est pas du courage puisqu’on n’a pas compris où est la vraie menace, où est le vrai danger. Le vrai danger est dans la négation, dans la destruction totale de soi et dans « l’anéantissement des possibles » qu’on porte en soi, si restreints soient-ils à nos yeux. En ce sens, c’est plus un acte d’esquive ou de désespoir qu’un acte de courage."

  •   Frédéric Laupies a contribué à L’encyclopédie philosophique universelle des Puf (Presses universitaires de France) tome 4. Il a dirigé le Dictionnaire de culture générale de la collection Major (Puf), écrit une quinzaine d’ouvrages dont un "Que sais-je ?", La Liberté, ainsi que des ouvrages sur diverses questions éthiques et anthropologiques. Le dernier-né s'intitule : Leçon philosophique sur la vie (Puf, Col. Major, 2009). Il est également consultant en philosophie, sociologie, histoire et religion pour "le Petit Larousse" et "l’Encyclopédie Larousse" en ligne.

Propos recueillis par Nicole Payan

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